Prothèses bioniques : des gueules cassées à l’homme augmenté

Entre la jambe de bois du mutilé de la grande guerre et les lames de carbone d’Oscar Pistorius, il y avait déjà un monde. Mais ce n’était rien comparé au pas que va franchir l’industrie de la prothèse dans la prochaine décennie.

L’année qui se termine a été marquée par la commémoration du centenaire de la première guerre mondiale. À cette occasion, on a beaucoup entendu parler des gueules cassées, ces soldats malchanceux revenus défigurés ou amputés du front. Réparés tant bien que mal avec des prothèses de bois, de métal ou de porcelaine, peu d’entre eux retrouvèrent un jour une vie normale.

Un siècle plus tard, les progrès de la bionique et de la prosthétique laissent entrevoir aux mutilés d’Irak et d’Afghanistan l’espoir de ne pas revivre le traumatisme de leurs aînés.

Des prothèses adaptables

À la tête du laboratoire de bio-mécanique du MIT, l’américain Hugh Herr est la star incontestée de la prosthétique bionique. Prodige de l’escalade, Herr perd l’usage de ses deux jambes à l’âge de 17 ans après s’être retrouvé piégé pendant 3 jours dans une tempête de neige. Loin de se laisser abattre, il met au point des prothèses spéciales grâce auxquelles il continuera l’escalade à un plus haut niveau encore.

Bien que sportivement plus performant qu’avant son accident, Herr se sent “incomplet”. Ses « jambes d’escalade » ont beau faire de lui un surhomme lorsqu’il est suspendu à un rocher, elles ne lui sont d’aucune utilité sur la terre ferme. À l’inverse, ses prothèses de marche, étudiées pour permettre des mouvements articulaires fluides, ne résisteraient ni au froid ni aux violentes poussées nécessaires aux ascensions verticales. Contraint de littéralement changer de jambes entre chaque activité, il est constamment ramené à son infirmité.

C’est un problème rencontré par de nombreux utilisateurs de prothèses : le coureur cycliste unijambiste Jozef Metelka dispose ainsi d’une impressionnante collection de 13 jambes artificielles, une pour chacun des sports qu’il pratique.

Au delà de l’aspect « identitaire » – Où s’arrête mon corps ? Cette jambe métallique est-elle un outil ou fait-elle partie de moi ? – le problème est surtout financier : la majorité des amputés n’ont aucunement les moyens de débourser plusieurs milliers d’euros pour une jambe qui servira uniquement à faire du ski. La plupart doivent donc non seulement renoncer aux sports qu’ils aimaient, mais également à des joies simples comme danser lors d’un mariage ou courir après leurs enfants dans un parc.

Vers une prothèse bionique universelle

C’est pour leur rendre ces moments qu’à l’aide de ses équipes du MIT et de BiOM, une entreprises qu’il a lui même fondé, Hugh Herr cherche à concevoir une prothèse universelle. Il s’appuie pour cela sur la bionique, la science de l’étude des mécanismes naturels en vue de la création de systèmes artificiels. On précisera au passage que l’utilisation du terme « bionique » comme adjectif qualifiant les produits technologiques de cette science (ex: un bras bionique), si elle est usuelle, est en fait un anglicisme.

La prothèse BiOM T2, dont Herr porte deux exemplaires attachés à ses genoux, est le dernier produit de ces recherches. C’est aujourd’hui l’appareil « bionique » le plus similaire à la jambe humaine. Elle est directement connectée au système nerveux de l’amputé au moyen d’électrodes fixées sur les muscles du moignon. Lorsque le porteur actionne les muscles de sa cuisse, le moteur électrique à l’intérieur de la jambe met donc les articulations de celle-ci en mouvement. Ces dernières sont contrôlées par 6 microprocesseurs qui calculent en permanence la poussée exercée par l’hôte, l’inclinaison du sol et une multitude d’autres facteurs afin de procurer la sensation de marche la plus naturelle possible. Tout le processus inconscient d’influx nerveux et de contraction musculaire intervenant dans une jambe valide est ici recréé par un dispositif électro-mécanique greffé au corps.

La prothèse comme expression de soi

Touchés par le destin de la danseuse Adrianne Haslet-Davis, privée de sa jambe gauche dans les attentats de Boston, Herr et son équipe ont configuré une BiOM T2 spécialement pour elle. En mars dernier, lors d’un TED Talk donné par Herr, Haslet-Davis est venue effectuer en public sa première performance de danse depuis son amputation. Non pas montée sur une « jambe de danse », mais sur sa prothèse « bionique » de tous les jours.

Plus qu’à les réparer, Herr aspire à redonner aux amputés leur identité : “La bionique ne consiste pas qu’à nous rendre plus forts ou plus rapides. Nos moyens d’expression, notre sensibilité, notre humanité peuvent être transmis à travers des moyens électro-mécaniques”.

La créatrice Sophie de Oliveira Barata, si elle ne fait pas dans la bionique, partage cette vision “humaniste”  de la prothèse. Cette designer Londonienne propose sur son site Alternative Limb Project (“projet pour des membres alternatifs”) une série de bras et de jambes aux habillages variés allant de l’ultra-réalisme à des créations fantasques comme une jambe en porcelaine art-déco recouverte de motifs floraux.

Là où porter un membre artificiel est ordinairement un poids, cette démarche vise à transformer la stigmate en atout esthétique que chacun peut contempler, admirer, et, paradoxalement, envier. À terme, on peut même espérer que les prothèses rejoignent les lunettes en tant qu’outils de correction devenus accessoires de mode.

La fin des Jeux Olympiques

En 2016, Zurich accueiait le Cybathlon, la première compétition sportive pour athlètes « bioniques ». Amputés et paralysés s’y affrontaient dans 6 catégories où la technologie dont ils étaient équipés comptait autant, voire plus, que leur capacités purement physiques : vélos, fauteuils roulants, prothèses de jambes, prothèses de bras, exosquelettes, et, pour couronner le tout, une course virtuelle entre des concurrents entièrement paralysés dotés d’interfaces neuronales directes, qui contrôleront leurs véhicules par la pensée.

Lors des Jeux Olympiques de Londres, le désormais tristement célèbre Oscar Pistorius devenait le premier coureur paralympique à concourir parmi les athlètes valides. La presse du monde entier l’avait alors encensé comme un pionnier, qui allait ouvrir la voix à une nouvelle génération d’athlètes réparés, prêts à défier leurs concurrents “entiers”. Sauf que d’ici quelques années, rien ne nous dit qu’ils en auront encore envie. Transcendés, boostés par des prothèses et des implants toujours plus performants, les athlètes paralympiques de demain ne seront plus des handicapés mais des surhommes, hors de portée de n’importe quel athlète valide.

D’ici 2024, les Jeux Paralympiques seront en fait sûrement devenus plus intéressants que les Jeux Olympiques.